Fidèle à moi-même

Cet article se trouve dans le numéro actuel de Rêve de Femmes. Si vous ne connaissez pas encore cette revue exceptionnelle, je vous la conseille vivement. Vous pouvez acheter des anciens numéros ainsi que l’actuel sur le site web de Rêve de Femmes.

 

La fidélité se comprend par son ombre, l’infidélité. Jacqueline Riquez décrit son cheminement personnel avec ces deux notions.

C’est 1992 et je cherche l’amour. En réalité, je cherche l’homme qui me rendra les pièces manquantes de ma propre identité. J’ai 23 ans et ce besoin est si impérieux qu’il dépasse et efface toute autre considération. Les jambes de mon ami Noah sont entrelacées avec les miennes et il ronfle paisiblement. Il n’entend pas sa copine en larmes dans une autre partie du loft, le suppliant périodiquement de l’autre côté de la porte fermée à clef. Je l’entends moi, mais je ne l’écoute pas. J’ai trouvé l’amour et tout moyen est bon. Quand il ouvre enfin ses yeux, il se dégage brusquement de notre étreinte. Sorti de sa brume éthylique, son système de navigation morale reprend le dessus. Je rentre chez moi, seule, confuse et meurtrie.

Ma réputation de femme dangereuse s’est installée depuis cette nuit-là : le regard d’autres femmes de ce cercle est devenu hostile à mon égard. Je suis devenue la femme sans cœur ni pitié. J’avais peu de copines, mais beaucoup de copains et je guettais le moment où ces hommes se rendraient compte de la perle cachée que j’étais. Pourtant, je ne représentais pas une grande menace, si seulement leurs amies le savaient. Une femme sans amour-propre, prête à tout : on ne cherchait que de la sensation dans mes bras, entre mes cuisses. Le sentiment ne faisait pas parti du deal. Ma coloc protestait quand elle m’entendait chantonner ‘If that’s your boyfriend, well he wasn’t last night’, le tube du moment, écrit pour des femmes faciles de mon genre. Je me dégageais de toute responsabilité pour l’infidélité de l’autre. Je n’étais pas en couple après tout…

Il a fallu un vrai lien d’amitié avec une femme pour me réveiller à ce que je faisais, et ce uniquement après que je suis tombée dans les bras de son homme, mon ex, ma deuxième incursion en zone interdite. J’ai senti pour la première fois la trahison dont j’étais l’agent, j’ai goûté au remords et à la honte. Avec recul, je vois la jeune femme perdue que j’étais. Mes repères se situaient en dehors de ma personne : l’homme était le nord et je m’axais autour de lui. Il m’a fallu encore vingt ans avant de comprendre ce fonctionnement.

Quand le temps est venu de payer la note, j’avais oublié l’achat. Les lois karmiques opèrent si lentement que parfois on ne se souvient plus de leur genèse, tel un personnage de contes rattrapé par ses erreurs quinze ans après les faits. J’avais retrouvé l’innocence entre temps, sûrement je ne serais pas punie… Mais si, car je suis passée de la maîtresse à la cocue.

Par le plus pur des hasards, j’attaque enfin l’écriture de ce texte le jour du troisième anniversaire de mon mariage civil, une date que jusque là, nous n’avons pas fêtée. Quatorze ans de couple, trois ans de mariage – et de bouleversements. Les étreintes insouciantes de la lune de miel ont porté fruit, désiré par l’une, rejeté par l’autre : j’étais enceinte. À quelques semaines d’un mariage féerique, le fossé se creusait entre nous et elle n’a fait qu’agrandir quand j’ai perdu le bébé. J’étais obnubilée par ce deuil et je voulais recommencer ; lui se croyait sauvé et voulait surtout pas recommencer. Mais l’esprit régit le corps, et mon esprit est puissant… une deuxième grossesse s’est installée, signant le départ figuratif de mon mari. Il était là mais il n’y était plus. Trois autres femmes l’accueillaient dans son désarroi, trois sirènes qui l’appelaient des rives tantriques. Je l’ai su bien plus tard, la veille de mon amniocentèse quand mon intuition s’est réveillée de sa somnolence hormonale.

En fuite chez une amie, j’ai pleuré des heures d’affilée. J’ai écrit des lettres de suicide à ma fille, tandis que celle in utero absorbait mes larmes. Quand je suis arrivée à imaginer tuer ma fille avant de me suicider, le sens de survie a pris le dessus. Mais je me sentais détruite. Anéantie. ‘Il ne s’agit pas de toi’ me disait-il. Mon mariage, mon couple ne s’agissaient plus de moi. Je suis devenue figurante dans une pièce où d’autres actrices dominaient la scène. Pire, j’étais la seule naïve de cette troupe, la dernière à lire le scénario et à découvrir la liste importante de protagonistes, moi qui croyait que notre drame se déroulait à deux.

J’ai fini par comprendre ce qui se passait dans la tête de mon mari, quel plomb avait pété. L’amour, la compassion et la conscience de mes propres erreurs dans notre couple ont bien facilité la tâche. Mais des questions sur ces femmes me taraudaient : ‘À quoi pensaient-elles? Comment ont-elles pu coucher avec un homme qui trompait sa femme enceinte ? ‘ Vingt ans auparavant, j’avais été une adolescente de 23 ans, abrutie et égoïste, non pas thérapeute, non pas mère, non pas femme. Comment participe-t-on à une telle tromperie ? Se regardaient-elles dans le miroir ? Assumaient-elles leur rôles accessoires dans ce cataclysme domestique ? En tant que lectrices, quels rêves de femmes avaient-elles ?

Même dans le couple, surtout dans le couple, les frontières de la personne sont sacrées

Mon travail actuel met peu d’hommes sur mon chemin mais je m’interroge : qu’est-ce que je ferais face à un bel homme séduisant qui fuyait sa femme enceinte ? Est-ce que j’aurais le cran de le pousser à mettre de l’ordre dans ses affaires avant de se jeter à l’eau interdite ? Je l’espère car je ressens enfin la fidélité à la femme, la solidarité, qui ne pouvait pas exister tant que je n’avais pas accepté pleinement ma féminité. La boussole morale nous indique la fidélité à autrui, si nous voulons bien nous fier à elle.

Nous avons passé du temps à recoudre, à rafistoler les trous béants de notre couple avant que l’infidélité resurgisse à nouveau et j’étais obligée à me rendre à l’évidence. Nous sommes fidèles à ce que nous valorisons, que ce soit à une personne ou à une conviction. Nous la choisissons, nous traçons des frontières invisibles et nous nous mettons d’accord pour ne pas déborder des lignes. Une fidélité imposée revient à une fidélité féodale, achetée, dû. Il m’a fallu trois ans pour reconnaître que ni ces femmes, ni mon homme avaient des réponses pour moi, pour comprendre que ces acteurs externes n’avaient rien à voir avec mon cheminement interne. Aujourd’hui, je renoue avec moi-même, je travaille sur cet amour essentiel et primaire. Ainsi un jour, je serai prête pour construire un amour fidèle à deux.

Mais le grand défi demeurera : rester fidèle à soi-même et aussi à un autre ; honorer l’amour sans se fondre dedans ; aimer sans disparaître pour autant.

Jacqueline Riquez

 

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5 commentaires pour Fidèle à moi-même

  1. julierow@yahoo.com dit :

    Chouette – la revue sort officiellement demain…
    Hope all’s’going a tad better !
    Xxx J

    Ce message a été envoyé depuis un terminal BlackBerry de Bouygues Telecom

  2. Hadda dit :

    C’est un partage d’une grande force et d’un grand courage, merci pour ce témoignage à un moment de ma vie où se pose des choix relationnels ou je me retrouve à retourner vers l’homme et à naviguer dans plusieurs eaux.
    Où se situe mes valeurs, à quel moment je suis infidèle à qui, à quoi, à moi, à l’autre et celà même en dehors de toute considération sexuelle.

  3. Catherine dit :

    Merci Jacqueline pour ton témoignage et ton courage de faire face et d exposer aussi lucidement ton expérience ainsi que la confrontation avec toi m^me et tes actions ;
    Je trouve personnellement qu il faut du temps contrairement au courant actuel qui parle de vitesse; il y a un temps biologique dans ces prises de conscience et ses souffrances que nous avons a traverser;
    Ton honneteté est précieuse et donne de la force car je trouve que c est une qualité qui est peu valorisée actuellement dans cette fuite en avant ;

  4. Chantal BEROUD dit :

    Merci de ce partage émouvant. Je souhaiterais pouvoir écrire aussi bien ma vie et mon ressenti….

    Chantal BEROUD

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